La fin d’un modèle clos

Publié le 8 Octobre 2025

La fin d’un modèle clos

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L’histoire de l’humanité pourrait se lire comme une succession de modèles clos : chaque civilisation invente son ordre, s’y enferme, et meurt d’avoir cru pouvoir durer. Le capitalisme contemporain, fondé sur la croissance infinie et la rentabilité immédiate, n’échappe pas à cette règle. Sa limite n’est pas d’abord économique : elle est anthropologique et cognitive. Nous avons bâti un système qui récompense la répétition, la possession et la vitesse, mais qui se montre incapable de penser la rareté, la lenteur et la transmission. La pollution n’est pas un accident industriel : elle est le symptôme d’un déséquilibre entre matière et esprit.

I. Le crépuscule d’un axiome

J’ai déjà écrit sur ce média que la pollution enterrerait définitivement l’axiome d’Adam Smith, selon lequel la poursuite des intérêts particuliers sert le bien commun. Cet axiome reposait sur l’idée d’abondance : les ressources semblaient infinies, et la nature, docile. Or cette illusion s’effondre : la nature ne produit plus de la richesse, elle réclame réparation.

Ce n’est pas en pleine conscience que les civilisations périssent. Les Mayas, les Romains, les habitants de l’île de Pâques n’ont pas « décidé » leur disparition. Chacun d’eux pensait, comme nous, que ses élites trouveraient les solutions techniques à leurs excès. Aujourd’hui encore, nous nous rassurons : nos ingénieurs coloniseront Mars, nos financiers verdiront la croissance, nos experts inventeront des taxes pour sauver la planète.

Claude Allègre a exprimé en son temps, et encore récemment sa foi dans la croissance future. Je partage une forme d’optimisme, mais sous un autre angle : les crises écologiques et sociales actuelles ne sont pas la fin du monde, mais la fin d’un modèle mental. Nous vivons le déclin d’un système qui a confondu progrès et profit en satisfaisant ses instincts sans réserve.

II. Les esprits prisonniers du rendement

Nos élites ne manquent pas d’intelligence, mais elles raisonnent à l’intérieur d’un cadre mental figé : celui du capitalisme marchand, où toute action doit produire un retour financier mesurable. Leur rationalité n’est pas fausse, elle est comptable. Elle ne calcule que ce qui se compte : le chiffre d’affaires, le PIB, la croissance trimestrielle, et non ce qui vit, dont les humains.

Ce rétrécissement de la pensée économique est comparable au mythe de la caverne : nos dirigeants regardent les ombres du rendement sur le mur de la Bourse et prennent ces reflets pour la réalité. Pendant ce temps, la pauvreté s’accroît, les ressources s’épuisent, la planète s’échauffe, et les systèmes politiques se vassalisent.

Jean-Marc Jancovici le rappelle : même l’uranium, que l’on croit quasi illimité, sera épuisé en moins d’un siècle. Qu’est-ce qu’une civilisation capable de construire des bombes mais incapable de penser la durée ? La Rome antique aura vécu mille ans, l’Égypte pharaonique cinq mille. Notre civilisation numérique, en deux siècles, aura brûlé la quasi-totalité de ses réserves vitales.

III. Recherche, savoir et émancipation

Le cœur du problème n’est pas énergétique, mais cognitif. Nous avons détourné l’intelligence vers la rentabilité.
La recherche fondamentale — celle qui explore sans but immédiat — est reléguée derrière la recherche appliquée, soumise aux impératifs du marché. Les découvertes fortuites, celles qui ouvrent de nouveaux mondes, sont éliminées au nom du « retour sur investissement ».

Plutôt que de former des esprits curieux, nous fabriquons des spécialistes comptables de l’innovation. L’école, censée émanciper, devient une fabrique à diplômes calibrés pour le marché du travail. Or l’économie de demain ne manquera pas de bras, elle manquera d’esprits capables de penser hors des cadres.

Anthropologiquement, l’humain s’est toujours défini par sa capacité à apprendre. Les sociétés primitives transmettaient des savoirs, pas des richesses. Les sociétés modernes ont inversé ce rapport : elles transmettent des dettes et des brevets. Si nous voulons survivre à la fin de la croissance, il nous faut redonner au savoir sa valeur première : non celle d’un outil, mais celle d’un horizon.

IV. Une comptabilité de l’esprit

La comptabilité moderne, héritée du monde marchand, réduit l’existence humaine à une valeur mesurable. Ce paradigme rend invisible tout ce qui n’a pas de prix : la connaissance, la santé, la beauté, le lien social. C’est une erreur ontologique : la richesse d’une société ne se mesure pas en flux monétaires, mais en énergie humaine disponible — énergie cognitive, relationnelle, créative.

L’idée de rémunérer les Hommes pour apprendre repose sur cette inversion de la logique comptable : il ne s’agit plus de payer pour produire, mais de rémunérer pour comprendre. Une société qui paierait ses membres à s’instruire, à expérimenter, à débattre, à innover, créerait un cercle vertueux où la connaissance devient capital reproductif.

Le capitalisme a bâti son pouvoir sur l’énergie fossile ; l’humanité du XXIe siècle doit bâtir le sien sur l’énergie de l’esprit. L’éducation permanente deviendrait la nouvelle matrice économique : non plus un coût, mais une source de rendement collectif, éthique et durable.

V. Une morale pour l’après-croissance

Nous entendons déjà les promesses d’un Eldorado spatial : « Nous irons chercher nos matières premières sur d’autres planètes. »
C’est l’ultime fuite en avant d’une espèce qui n’a toujours pas compris que la rareté est un principe éducatif. L’univers ne se conquiert pas par la force, mais par la compréhension.

La pollution révèle la limite du matérialisme : nos sens ne suffisent plus à percevoir les dégâts que nous causons, il faut l’esprit pour les déceler. Et pourtant, l’esprit est relégué au second plan. Nos sociétés marchandisent tout, y compris l’intelligence, et s’étonnent ensuite que la bêtise gagne du terrain.

Le futur ne sera pas une croissance infinie, mais une décroissance éthique, c’est-à-dire une réorientation de la valeur vers ce qui élève plutôt que ce qui accumule. La question n’est pas : « Que produirons-nous demain ? » mais : « Que deviendrons-nous lorsque produire ne sera plus nécessaire ? »

Conclusion

Les civilisations meurent lorsqu’elles confient leur destin aux marchands. La tour de Babel s’est effondrée non faute d’ambition, mais faute d’équilibre entre matière et esprit. Nous commettons la même erreur : nous croyons bâtir une tour de savoirs interconnectés, mais nous laissons les financiers en tenir les plans.

Pourtant, une issue demeure : celle d’un monde où l’apprentissage devient la première des activités humaines, où l’on mesure la richesse à la qualité de la pensée plutôt qu’à la quantité de biens.
Là se joue la survie de notre espèce, mais aussi la possibilité d’une réconciliation entre science et sagesse.

Nous ne sauverons pas le monde qu’avec de nouvelles machines, mais avec de nouveaux esprits.

 

Rédigé par ddacoudre

Publié dans #critique

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