La Horde sauvage
Publié le 15 Octobre 2025
La Horde sauvage
Le titre d’un vieux film, mais aussi celui de notre époque.
Depuis quelques siècles, la horde sauvage s’est répandue sur Terre. Il ne reste plus beaucoup d’endroits où l’homme n’ait pas posé le pied. Et si ce n’était que ses pieds, nous n’en serions pas là.
Mais il y a aussi posé son regard et son intelligence, au service de ses désirs pour accomplir une destinée. Et cela a fait le reste.
Ainsi se déroule notre existence : nous savons associer nos désirs à ce que la nature offre à notre portée, et notre intelligence devient l’outil qui permet de les satisfaire.
Dans la nature, il n’y a pas de bien ni de mal. Seulement ce qui peut nous faire vivre et ce qui peut nous tuer. Et si mourir n’est pas le mal, anticiper la mort pour satisfaire nos désirs l’est sans doute davantage.
Notre destinée dépend de l’ensemble des effets engendrés par nos milliards d’actions quotidiennes.
Chaque jour, en quelques millisecondes, elles se produisent toutes, sans que nous en ayons conscience. Nous vivons ce flux, que nous le voulions ou non. Celui qui pourrait faire un choix conscient dans ce laps de temps serait déjà un transhumain comme les ordinateurs des traders,
capables d’agir à la microseconde.
Mais notre cerveau, lui, est plus lent. Et pendant qu’il délibère, le monde a déjà changé plusieurs fois.
Sur Terre, nous ne vivons pas tous à la même vitesse. Et cette vitesse conduit le rythme de nos vies.
Nous croyons que la liberté, c’est d’aller vite. Mais la vitesse est privative de liberté.
À pied, nous allons où nous voulons. En avion, nous allons là où l’avion veut bien nous conduire, et durant le voyage, nous ne disposons plus de notre existence.
Nous confondons la rapidité avec la liberté, le déplacement avec la possession du temps.
Se déplacer vite, ce n’est pas être libre : c’est seulement satisfaire un désir. La véritable liberté,
c’est d’aller où bon nous semble, à la vitesse que l’on choisit, sans être aliéné par le travail ni par la technique.
Hier, nos ancêtres ignoraient que la Terre était ronde, mais ils avançaient, tout droit. Les peuples premiers, eux, sont libres : ils vont où bon leur semble, sans quitter leur milieu. La liberté dépend donc aussi de ce que l’on connaît du monde.
Quand l’humain dispose de ressources nourricières à portée de main, il ne quitte pas l’arbre qui le nourrit. C’est encore vrai aujourd’hui. Nous restons là où sont nos attaches et ne partons que contraints : par le travail, les rencontres, ou la nécessité. Changer de lieu, c’est toujours un arrachement. Et pourtant, nos moyens de communication rendent ces arrachements de plus en plus fréquents, et de plus en plus rapides.
Aller vite, gagner du temps c’est devenu une seconde nature. Cette avidité, cet “appétit de vie”,
est devenue une appétit de consommation. Nous ne faisons que prolonger nos désirs
par la technologie.
Rien n’arrive parce que nous le voulons. Ce sont les enchaînements de nos actions
qui nous reviennent comme un écho. Le savoir devient alors essentiel, car il éclaire la frontière entre être acteur et être responsable. Nous ne sommes que les acteurs d’une pièce que d’autres ont écrite avant nous. Nous la rejouons chaque jour, en y ajoutant nos répliques, espérant tenir le rôle principal. Quand un événement survient bon ou mauvais, utile ou nuisible il résulte d’un ensemble d’actes plus vaste que nous. Mais comme il faut un responsable, nous désignons l’acteur visible,
et nous lui remettons une médaille ou lui coupons la tête.
Vivre ainsi, c’est croire que nous décidons, alors que nous ne faisons qu’improviser dans un scénario collectif que nous ne maîtrisons qu’à moitié.
Ne disposant d’aucune certitude, nous cherchons sans cesse des confirmations. Rien n’est plus rassurant que la mesure, le ratio, la norme tout ce qui donne le sentiment de pouvoir “contrôler la pièce”. Et ceux qui n’en comprennent pas les codes rendent les autres responsables par peur ou par envie.
Nous sommes donc toujours une horde sauvage, courant de plus en plus vite, remplaçant notre lenteur par des technologies qui nous dépassent. Non que notre cerveau soit inférieur il restera toujours supérieur, car c’est nous qui avons créé la machine.
Mais là où elle met une seconde, il nous faut une journée. La machine ne nous surpasse qu’en vitesse, jamais en conscience.
Les traders sont l’exemple parfait : obsédés par le gain de temps, ils vont jusqu’à interdire les piétons devant leurs bureaux, de peur d’arriver en retard d’une minute sur un marché qui bouge à la nanoseconde.
Demain, les machines travailleront pour nous. Mais la vraie question sera :
interdirons-nous alors l’humain ?
Au lieu de libérer l’homme, nous risquons de le maintenir enfermé dans des frontières, des murs, des normes dans une prison de vitesse et de confort. Hier, seuls les aventuriers faisaient le tour du monde. Aujourd’hui, nous le faisons tous en vacances.
Mais si nous continuons à penser comme la horde sauvage, les puissants chercheront à rendre l’homme servile de la machine, plutôt que d’en faire le maître éclairé.
Pour s’enrichir, les dominants ont développé la politique de l’offre,
et avec elle, la pollution qui l’accompagne. Aujourd’hui, la société leur demande de dépolluer.
Ils répondent : “Oui, à condition que cela rapporte.”Et voilà le raisonnement de la horde sauvage :
agir seulement si le gain est mesurable. Nous en sommes là mais rien ne nous interdit de comprendre, et peut-être, un jour, de ralentir.
La horde sauvage court vers demain à toute vitesse, sans comprendre qu’elle fuit l’humanité qu’elle laisse derrière elle.